« L'impossible procède du possible, et le passé n'est pas nécessairement vrai » 1.
Narration visuelle de soi Le travail de Robert Frankle procède d'une manière de faire spécifique aux « procédures de la créativité quotidienne » 2 afin d'élaborer un récit intime, une écriture de soi. « Une façon d'ouvrir un espace autobiographique différent, en associant ainsi la réalité matérielle, irréfutable des photos, dont la succession "fait histoire", [il] dessine une trajectoire sociale, et la réalité subjective du journal [ou de l'exposition] avec les rêves, les obsessions, l'expression brute des affects, la réévaluation constante du vécu » 3. La force auratique des documents visuels qui nous sont donnés à voir dévoile alors le processus de sublimation mis en oeuvre par l'artiste. Ces oeuvres-documents semblent en être la restitution. Semblent ? Oui, car il s'agit ici d'un récit, d'une fiction, et dans ce cas, seul le vraisemblable est requis. Or, la démarche de Robert Frankle est aussi marquée par la vérité du regard qu'elle met en oeuvre et qu'elle requiert.
La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie 4.
Rifiuto di Abbandono Cette phrase qui sillonne Venise – et concerne l'interdiction de jeter des déchets (poubelles) en des endroits précis – est toujours lue par l'artiste – qui habita et habite encore ponctuellement la ville – au niveau à la fois littéral et métaphorique, même pendant quelques secondes. Et quelques secondes suffisent pour refuser l'abandon, pour exprimer le refus d'être – considéré comme – un refusé. Cette exposition est liée de manière intrinsèque au fait que l'artiste a été abandonné à sa naissance par ses parents biologiques et adopté. Or, ses parents étaient des adolescents ; et il y a quelque chose dans la démarche de l'artiste qui est de l'ordre de la compréhension – son travail, marqué par le dévoilement des blessures, des angoisses, des douleurs, n'est en effet pas habité pas la rage ou l'amertume. Au contraire, une tendresse, un humour et une sincérité bouleversants accompagnent ce courage de l'artiste de creuser la douleur dans l'objectif de la transfigurer. Mais aussi, cette sensation d'avoir été abandonné une fois dans sa vie n'est évidement pas propre à l'artiste…
Acceptation Une clé sur un clou. La Chiave al Posto Suo procède d'un jeu. Une amie de l'artiste part en voyage, et elle lui téléphone quinze minutes avant son départ pour lui faire part d'une inquiétude : elle a donné un nom à sa voiture, elle a du mal à s'en séparer pendant son absence, est-ce que l'artiste pourrait parfois aller la voir ? Robert Frankle accepte le jeu avec sérieux et décide de donner des nouvelles de la voiture à son amie au fur et à mesure des journées qui passent. L'oeuvre qui en résulte est en effet la conséquence d'une acceptation sans jugement des angoisses de l'Autre. Et l'on pourrait dire qu'elle constitue la clé de lecture de cette exposition.
La peau comme surface d'inscription mémorielle La peau « a dans toutes ses dimensions […] un statut d'intermédiaire, d'entre-deux, de transitionnalité » 5. C'est son caractère double et paradoxal qui confère à la peau sa valeur métaphorique, ambiguë et mystérieuse. Est-il alors possible d'écrire sa biographie en utilisant comme seul langage, à la place des mots, les traces de la peau ? Scars est une histoire que l'artiste écrit en photographiant les détails de son propre corps. Cicatrices médicales, marques diverses, empreintes, repères, frappes, signes de petites ou grandes histoires – joyeuses ou douloureuses – qui constituent la corporéité de l'artiste. La corporéité devient ainsi la matière d'un récit à la lisière de l'intérieur et de l'extérieur. Ces éléments corporels fonctionnent à la fois comme pièces à conviction et sources d'inspiration qui permettent de mieux saisir les enjeux d'une pratique qui semble artisticothérapeutique. Une série de focus, dont surgit le détail, puis les légendes condensées en un blocimage – de manière à devenir presque illisibles : comme une de ligne non pas de fuite, mais d'abstraction. L'image de la blessure – le paysage corporel – prend alors tout son sens : et il y a dans ces traces quelque chose qui est beau.
Mais pour qui n'est pas fou, rien n'est plus beau que de se laisser conduire dans l'inconnu par une voix qui est folle 6.
Inquiétante étrangeté Les manies, fantasmes, « petits jeux » incontrôlables de l'esprit à la limite du logique et de l'illogique, ainsi que certains tabous « honteux » de la conscience sont ici mis à nu. Le paradoxe est ici le suivant : alors que l'artiste va au bout de cette démarche en étirant jusqu'à un certain extrême les inquiétantes étrangetés de l'esprit, pour reprendre le mot de Freud à propos de certains objets ; par identification, ou contre-identification, un processus étrange de transfert se met en place entre le spectateur et ce que l'oeuvre donne à voir. à ces versions extrêmes des figures du quotidien nous pouvons en effet juxtaposer certaines de nos angoisses et stratégies cathartiques personnelles. Checking et Pounding qui coexistent dans un même espace et se donnent un rythme commun suscitent en effet cette procédure : distanciation puis identification, incompréhension puis ressenti et empathie. Aller jusqu'au bout de l'angoisse, l'esthétiser même, serait-ce une manière de proposer de vivre avec elle ? La source inspiratrice de Pounding est un souvenir traumatique personnel transfiguré en gestuelle dansée. Une blessure du corps qui devient libératrice. Checking constitue plutôt une plongée – presque humoristique – dans l'absurde. « Ais-je fermé la porte à clé ? », par exemple – cette apparition du doute, complétement irrationnelle et incontrôlable, lorsqu'elle a lieu exige soit un retour sur ses pas pour contrôler ; soit la capacité de vivre – le temps qu'il faudra – avec ce doute qui a percé dans l'esprit. Exagération dont aucune explication rationnelle ne peut faire état ou calmer ; et questionnement à propos des forces invisibles qui rythment la vie quotidienne.
Sublimation créative et équilibre Sorting est un havre de paix, une bulle de sécurité, la beauté du geste complétement futile, précis, connaisseur, auto-suffisant et satisfaisant par son issue à la fois insensée et toujours réussie. Un espace neutre de repos.
First Gaze Une tentative de saisir une certaine vérité. On pourrait soutenir à propos du visage que « tout a déjà été fait, dit et créé » ou alors que « tout reste à faire, à dire et à créer ». Robert Frankle quant à lui, il a installé son trépied pendant deux mois dans sa salle de bains. Il faisait trois autoportraits spontanés chaque matin, juste avant de se laver le visage, juste avant son réveil. La grande théâtralité qui caractérise First Gaze est un effet apparue par erreur ; le résultat modifie ainsi quelque peu le désir de spontanéité de l'artiste. Et pourtant il ne pose pas – en témoigne l'intimité du regard myope sur les photographies. Cette démarche qui pourrait rappeler le visage répertorié par Opalka dans un autoportrait qui se construit tout au long de sa vie puisqu'il se prend en photo après chaque séance de peinture jusqu'au jour de sa mort ; s'en détache d'une manière étonnante. Robert Frankle n'a pas gardé toutes ses photographies comme si elles avaient un caractère sacré. Il en a fait une sélection dont il présente une partie ; et il a éliminé le reste. Et comme l'instant photographique désigne le moment juste avant que l'artiste ne se lave le visage ; la vidéo prolonge ce moment en le mettant en mouvement. L'action purificatrice est alors menée jusqu'au bout. Et il y a dans ce rituel-conceptuel de création d'oeuvres autobiographiques qui se présentent à la fois comme des références à l'histoire de l'art et à l'histoire personnelle quelque chose qui évoque Self-Portrait as a Fountain de Bruce Nauman.
Première et dernière fois Rebecca est une oeuvre sur l'amour et la mort. L'histoire d'une adoption, celle d'une petite fille afro-américaine (et cela signifie quelque chose aux états-Unis des années 90) qui est malade du SIDA. Ses parents adoptifs lui donnent tout l'amour qu'ils possèdent dans une course contre le temps – et ils lui redonnent vie à travers leur récit à l'occasion de cette oeuvre vidéo. Dans cette oeuvre a ainsi lieu la rencontre extraordinaire – audelà de la mort – et l'adieu ultime.
Réel et fiction Leur distinction est-elle toujours nécessaire ? Le récit construit ici par l'artiste, est inspiré et imprégné d'histoires qu'il inventait quand il était petit ; et il appelle à une lecture croisée : il faut chercher la suite. à la manière de La Marelle de Julio Cortazar, l'histoire se construit en fonction de la volonté de celui qui la lit. La vérité d'une enfance est exprimée dans un langage adulte sophistiqué. Dévoilement voilé qui exige de la part du spectateur une négociation avec l'oeuvre et une implication relationnelle avec celle ci – se mouvoir dans l'espace, lire, relire, chercher – afin de comprendre. Refus absolu de toute linéarité, de toute évidence et plongée profonde dans un processus où l'image et le texte ne sont pas en compétition mais se créent respectivement un espace d'existence. La linéarité brouillée, les histoires traumatiques d'une enfance et la capacité des enfants à s'échapper du monde en créant des histoires, le jeu proposé par l'artiste entre la lecture libre et la « bonne lecture de l'histoire », les retours inévitables sur ses pas si l'on veut comprendre l'histoire et les noms du passé qui réapparaissent – cet ensemble complexe n'est autre que la vie elle même. L'intrication entre écriture et vue, réel et fiction, souvenir et présent donne un résultat qui ne peut se lire que simultanément. C'est un récit visuel écrit. Car c'est bien d'intrications qu'il s'agit – entre les temporalités, les histoires et les langages de la création. Intrications et transitions comme les peluches – les objets transitionnels (D.W. Winnicott) – entre les souvenirs, les fantasmes et leur expression sans refoulement aucun, sans honte, sans relâche, sans peur de dire ce qui a été et ce qui en reste. Il s'agit également de simultanéités entre modes de penser et de s'exprimer différents et non d'ajouts ou de juxtapositions – par exemple du réel sur la fiction ou de l'inverse – cette troisième dimension (ou degré) de l'écriture de soi qui est faite à travers l'écrit/photographique donne la parole à toutes les autres simultanéités et niveaux de réalité à l'oeuvre qui constituent Teddy. Tout est précis, mais exige un cheminement très singulier. Passage du temps, perspicacité créatrice de la mémoire et récit en figures, en mots et en images.
L'humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Aujourd'hui cette frontière est indiscernable 7.
Le geste ultime de l'exposition Succession. Clin d'oeil, hommage tendre et récit-fiction, imagination d'une trajectoire de vie. Robert Frankle raconte des histoires, à propos de lui-même et des personnes qu'il aime. Et c'est profondément touchant.
1. Gilles Deleuze, L'Image-temps. Cinema 2, Paris, Les éditions de Minuit, 2009, p. 359. ↩